Dans la haute salle était assis le roi Sifrid :
« Joueurs de harpe, qui de vous sait le plus beau
Chant ? » Un jeune homme sortit aussitôt des
rangs, la harpe à la main, l'épée aux reins.
« Je sais trois chants : le premier, tu l'as
certes oublié depuis longtemps déjà : « Tu as
tué mon frère dans un guet-apens ; » et je le redis :
« Tu l'as tué dans un guet-apens . »
« Le second chant, je l'ai trouvé par une nuit
sombre et orageuse : « il faut que tu luttes avec
moi à la vie ou à la mort, » et je le redis : « Il
faut que tu luttes à la vie ou à la mort. »
Alors il appuya sa harpe contre la table ; ils
tirèrent tous deux leurs épées avec ardeur, et se
battirent longtemps avec un bruit d'armes stri-
dent, jusqu'à ce que le roi tombât inanimé dans la
haute salle .
« Maintenant, je vais entonner le troisième chant,
le plus beau, que jamais je ne me lasserai de chan-
ter : « Le roi Sifrid est étendu baigné dans son
sang. » et je le redis : « est étendu baigné dans
son sang. »
Dieux des hameaux, venez, rassemblez-vous.
L'Hymen, l'Amour, l'Amitié vous convie.
Enfin l'Amour, abjurant sa folie,
A de l'Hymen apaisé le courroux :
C'est l'Amitié qui les réconcilie ;
Et c'est ici le lieu du rendez-vous.
Plus de dépit, plus de coquetterie,
Plus de caprice et plus d'étourderie :
Foi mutuel, et jamais de ces coups
Que le beau monde appelle espièglerie :
Douceur d'agneau, et dans la bergerie,
Au grand jamais, nul accès pour les loups.
Dieux des hameaux, etc.
Et mille attraits, et mille encore, et tous
Sont les trésors que l'hymen lui confie.
Dieux des hameaux, etc.
A tes côtés , fille aimable et chérie,
Vois ce bon père , honoré parmi nous,
Lui qui des arts éclairant l'industrie
Fut quarante ans utile à sa patrie,
Et dont la gloire a fait tant de jaloux !
Vois cette mère, agitée, attendrie,
Verser des pleurs si touchants et si doux ;
Vois ton amant embrasser leurs genoux.
Que de tourments pour les yeux de l'envie !
Dieux des hameaux , etc.
Amours, posez la couronne fleurie
Sur ce front calme où siège la pudeur.
Ah ! si les lis expriment la candeur,
Jamais couleur ne fut mieux assortie.
Mais épargnez la tendre modestie
De la victime : elle est chère à son cœur,
Cette vertu qui protégea ses charmes
Cette vertu, qui n'est pas sans alarmes ;
Court aujourd'hui les dangers les plus grands.
Ne hâtez pas ses soupirs et ses larmes :
Il faut toujours respecter les mourants.
Pourquoi des poèmes si courts ?
- Demandez-moi plutôt la cause
Qui rend si courtes les amours
Et fait sitôt pâlir la rose !
Vous admirez un réseau d'or
Où mainte perle est enchâssée ;
Moi, j'admire bien plus encor
Une humble goutte de rosée.
L'azur tout ruisselant de feux
M'éblouit plus qu'il ne me charme ;
Je rêve devant deux beaux yeux
Où je vois trembler une larme.
L’attente, ce soir d'or de quelque vert fantôme
Emergé, ruisselant de l'eau triste des glaces
Exagère le vol imprévu de l'atome
Aux factices soleils des bougeoirs, et si lasses
Nos, âmes, que voici s'instaurer en des grâces
Des squelettes fardés de la poudre d'un tome
Tout un cortège de bouffons aux cent grimaces
Souillant la nuit de son carnaval polychrome.
Le livre sacrilège avec l'ennui tua
L'Hérodiade ou le Narcisse qu'espéra
Notre attente qui s'épouvante et qui désire
Et s'exempt sur ta déroute en ton espoir,
Cœur lâche épris de quelque héroïque délire,
L’or muet de la glace morte dans ce soir.
Ami, je vois beaucoup de bien
nans le parti qu’on me propose ;
Mais toutefois ne pressons rien,
Prendre femme est étrange chose ;
Il faut y penser mûrement,
Gens sages, en qui je me fie,
M'ont dit que c'ost fait prudemment
Que d'y penser toute sa vie.
Courbé sous le fardeau du crime que j'expie,
Poussé par l'invincible et formidable main
Qui relève le juste et s'abat sur l'impie,
Je suis le voyageur étrange et surhumain
Qui, chaque trois mille ans, en sa marche sans trêve,
Passe éternellement par le même chemin.
Un soir, à l'heure obscure où l'étoile se lève,
J'entrai dans une ancienne et puissante cité,
Aux innombrables tours, comme en voit en rêve.
D'un peuple grave et fort le flot illimité
Inondait les palais et les sombres portiques,
Et les temples profonds de chaque déité.
J'attendis un jeune homme aux membres athlétiques :
- Mon fils, lui dis-je, apprends au pèlerin lassé,
Quel fut le fondateur de ces remparts antiques ?
- Père, répondit-il, son nom s'est effacé :
Notre cité n'a point une origine vile,
Son premier jour se cache au gouffre du passé.
Puis il me salua d'une façon civile ;
Et je repris ma route à pas lents, tout songeur,
Ne me souvenant pas d'avoir vu cette ville.
Trois mille ans je marchai, ténébreux voyageur.
Enfin, au jour marqué, mon oeil revit la place
Où ! la ville épandait son immense rougeur.
D'elle rien ne restait ; rien qu'un sinistre espace,
Vide, désert, farouche,. aride, désolé.
Du peuple, de ses rois, de ses dieux nulle trace !
Au lieu même où montaient vers le ciel étoilé
Les tours des vieux palais terribles et superbes,
Où les monstres d'airain levaient leur front voilé,
Où les cèdres géants dressaient leurs hautes gerbes,
Un homme pâle et nu du sol âpre et noirci
Essayait, à genoux, d'arracher quelques herbes.
- Ce pays, dis-je, a-t-il été toujours ainsi,
Stérile, abandonné, seul sous le vent sonore ?
- Toujours, dit l'homme nu - Je lui criai : Merci !
Je marchai : trois mille ans s'écoulèrent encore,
Quand je revins, hâtant mes pas silencieux,
L'Orient se teignait des clartés de l'aurore.
Un lac immense et pur s'étendait sous les cieux ;
Des barques sillonnaient l'azur des eaux profondes ;
Des pécheurs abordaient avec des cris joyeux.
- Ami, dis-je à l'un d'eux, quel jour ces vastes ondes
Se sont-elles creusé ce lit parmi les bois ?
- Il répondit : Le jour où Dieu créa les mondes.
Trente siècles entiers passèrent. Cette fois
Plus de lac : un amas d'altières pyramides,
Dont les faites neigeux menaçaient les cieux froids.
Un chasseur poursuivait l'élan aux bonds rapides.
- Frère, dis-je, ce mont a-t-il toujours percé
De son front blanc et dur les nuages humides ?
- Toujours! dit le chasseur. J'avais déjà passé .
Enfin, lorsqu'en ces lieux le Destin me ramène,
Je trouve un peuple énorme en des murs entassé,
Une foule étouffant en son vaste domaine,
Et dont la voix terrible ébranle les remparts
Que battent les flots noirs de cette mer humaine ;
Une ville effrayante, aux grondements épars
Dans l'air, couvrant au loin tes collines bleuâtres,
Et jusqu'à l'horizon montant de toutes parts ;
Etrange entassement de marbres et d'albâtres,
D'escaliers tournoyant et s'élevant toujours,
De cirques, de palais, de temples, de théâtres ;
Labyrinthe sans fin, aux mille carrefours,
()û des yeux scintillants s'allument sous les voiles,
Où, sous d'étroits abris, palpitent les amours ;
Cité démesurée, où l'onde sous les voiles
Disparaît ; qui séduit et trouble le regard,
Et dont les feux, la nuit, éclipsent les étoiles.
Quand j'eus longtemps erré dans ses murs au hasard,
Un homme à cheveux blancs m'arrêtant au passage,
Me dit : Que cherchez-vous ? Je réponds : 0 vieillard,
De ta grande cité natale quel est l'âge ? –
Une flamme rayonne en ses yeux résolus,
Un sourire orgueilleux brille sur son visage :
- Passant, dit-il, depuis des siècles révolus,
Sa naissance se perd dans l'ombre solennelle ;
Elle a vu tant de jours qu'on ne les compte plus.
Le temps, pour s'y fixer, a reployé son aile ;
Pour, jamais l'univers reconnaît son pouvoir :
Sa force est invincible et sa gloire éternelle.
- Merci. Dans trois mille ans je reviendrai la voir.
Le temps qu'enfin je serai morte,
Que je serai, coeur aboli,
Une chose blême qu'on porte
Vers une éternité d'oubli
Et vers le plus cruel mystère
Où le front aille s'abîmer,
Restera-t-il sur cette terre
Une bouche pour te nommer,
Un songe, un chant, une pensée
Pour tout entier te contenir,
Une âme à ton âme embrasée,
Un cher regret, un souvenir
Et la douceur d'un tendre hommage ?...
Qu'adviendra-t-il de ton image
Dressée en mes jours absolus,
Alors que je ne serai plus...
Que faire, ô mon Enfant, que faire
Pour que mon testament transfère
Au monde, ton nom adoré ;
Que faut-il vraiment que je fasse
Afin, l'instant où je mourrai,
O mon Enfant, divine Face,
Esprit pur sans souffle et sans voix,
Que tu ne meures pas pour la seconde fois ?
Chaque flot,tour à tour, soit qu'il sommeille ou gronde,
Emporte mon esquif où le conduit le sort ;
Et, passager sans nom sur l'océan du monde,
Je m'éloigne incertain de recueil ou du port.
J'ai vus enfuir le but de qui pensait l'atteindre ;
J'ai vu ce qu'au sourire.il succède de pleurs ;
Combien de purs flambeaux un souffle peut éteindre ;
Ce qu'un baiser du vent peut moissonner de fleurs.
Et j'ai dit : S'il s'éloigne,oublions le nuage ;
Qu'importe le matin notre destin du soir ?
De la tombe au berceau charmons le court passage :
Un moment de bonheur vaut un siècle d'espoir.
Pour chanter,pour aimer,pourquoi toujours attendre ?
Jamais a-t-on vécu deux fois le même jour ?
Et le flot du passé jamais sut-il nous rendre
Un seul de nos moments emportés sans retour ?
Un songe d'avenir trouble la jouissance;
Ah ! laissons un bandeau pour parure au destin ;
Que le malheureux seul existe d'espérance,
S'endorme sur sa chaîne, et se dise : A demain.
La nuit couvre les cieux des ombres de son aile :
C'est l'heure de l'amour et du recueillement.
Cercles pompeux, en vain votre éclat me rappelle ;
De ce bruyant désert je m'échappe un moment.
J'irai visiter en silence
L'asile où son ami la voyait chaque soir ;
A sa place j'irai m'asseoir,
Et lui parler en son absence.
De ces lieux si connus j'ai repris le chemin ;
La clé mystérieuse a tourné sous ma main,
J'entre . . . Elle n'est plus là ! J’écoute...
Tout reste muet sous la voûte
De ce séjour abandonné.
Seulement, dans la nuit obscure,
J'entends l'insecte qui murmure
Autour des réseaux d'Arachné.
Silencieuse aussi, je la retrouve encore
Cette harpe brillante, aux chants délicieux,
Dont les cordes couvraient d'un voile harmonieux
Les traits de celle que j'adore…
Hélas ! et son amour peut-être s'évapore,
Comme, après les touchants concerts,
Mourait dans le vague des airs
La voix de l'instrument sonore.
Le voilà, ce lit enchanté
Où vers l'alcôve solitaire,
La décence et la volupté
Se laissaient doucement guider parle mystère !
Sur ce divan, étoilé d'or,
Qu'inventa l'indolente Asie,
De ses parfums je crois encor
Savourer la pure ambroisie.
Je revois le flambeau qui prés d'elle veillait
A l'instant où sa main chérie
Traça, dans un dernier billet,
Ces mots si doux: a C'est pour la vie... »
Mais du vide effrayant de mon coeur oppressé
J'aperçois un dernier emblème.
Dans ce cercle où du temps le cours semble tracé,
L'airain qui frémissait, lentement balancé,
Reste immobile : ainsi loin de l'objet qu'on aime
La marche du temps a cessé.