Masson Armand (1857-1920)

A la reine des blanchisseuses

O Reine du bateau-lavoir,

Promue au pouvoir monarchique

Par le concile oecuménique

Des demoiselles du battoir.

 

Souveraine de Mi-carême

Dont la jeunesse, la beauté

Et les sourires ont été

Les seuls titres aux diadèmes.

 

Gentille Majesté d’un jour,

Qui n’aura ni sergents de ville,

Ni budget, ni liste civile,

Et dont le règne, hélas ! trop court,

 

Comme toutes les bonnes choses,

Doit, aussitôt qu’inauguré,

Avoir le sort prématuré

Des ministères et des roses :

 

Je viens saluer humblement

De mes rimes les lus sincères,

Au nom des poètes, mes frères,

Votre joyeux avènement.

 

- Car, vraiment, ce n’est pas pour rire,

Mais le temps qui court n’est pas gai

Et besoin est, ma Mie, ô gué !

De votre royauté pour rire.

 

Oh ! venez nous distraire un peu

De la névrose pessimiste !

Que votre règne fantaisiste

Sois l’apothéose du bleu !

 

Faites-nous oublier l'austère

Bérenger, .et ces gens de poids

De qui les vertus sont en bois

Et ne se mesurent qu'au stère.

 

Montrez à tous ces petits saints

Qui tripatouillent le scandale.

Qu'on peut laver son linge sale

Sans éclabousser les voisins.

 

- Vous avez ce qu'il but pour plaire:

Riez, riez à tous venants,

Et montrez à nos gouvernants

Comment on devient populaire.

 

Soyez la reine sans façons

D'une après-midi de liesse :

A vos sujets faites largesse

De pieds de nez et de chansons

 

- Et lorsque les vicissitudes

Que tout régime doit subir

Vous auront, comme Casimir,

Rendue à vos chères études,

 

D'un geste large et familier

Montrez-nous, en quittant la place,

Que l'on peut mettre de la grâce

Même à rendre son tablier.


Millevoye Charles Hubert (1782-1816)

Anacréon Aux femmes qui lui reprochaient sa vieillesse Chanson philosophique                                                                     Air :    j’étais bon chasseur autrefois

«Anacréon, te voilà vieux !»

Belles, répétez-vous sans cesse ;

«Sur ce miroir jette les yeux :

Il t'avertit de ta vieillesse»

C'est le printemps qu'Amour chérit :

Ne croyez pas que je l'ignore ;

Mais quand Glycère me sourit,

Près d'elle je suis jeune encore.

 

Si le Temps produit sur mon front

De funestes métamorphoses,

Je sais, pour couvrir cet affront,

Cacher mes rides sous des roses.

Oui, jusque à mon dernier jour,

Animé d'un triple délire.

Je veux caresser tour à tour

Ma belle, mon verre et ma lyre.

 

Nymphes où portez-vous vos pas ?

D'un vieillard que pouvez-vous craindre

Ah! Devant lui ne fuyez pas,

Car il ne saurait vous atteindre

Opposez mes cheveux blanchis

Au doux éclat qui vous colore:

Belles, songez qu'au près des lis

La rose est plus brillante encore.

 

Quand la mort viendra tristement

M'annonce mon heure dernière,

Qu'elle me trouve assis gaîment

Entre Bacchus et ma Glycère.

Prêt à descendre au sombre bord,

Mon âge aux plaisirs me convié:

Plus on approche de la mort,

Plus on doit jouir de la vie.